Le petit café au sous-sol du centre-ville d’Ottawa semble un endroit improbable pour constater les effets de la politique nationale du travail. Pourtant, la propriétaire Marianne Chen a réduit ses heures d’ouverture de 20 % depuis l’été dernier.
« Je ne trouve pas de personnel local prêt à travailler pour ces salaires, mais les démarches administratives pour faire venir des travailleurs étrangers sont plus compliquées que ce qu’elles valent pour une petite entreprise comme la mienne, » explique Chen, essuyant le comptoir pendant un rare moment de calme.
Des histoires comme celle de Chen alimentent la dernière proposition politique du chef conservateur Pierre Poilievre, qui fait des vagues tant dans le milieu des affaires canadien que chez les défenseurs des travailleurs. La semaine dernière, Poilievre a promis d’éliminer complètement le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) s’il était élu, le qualifiant d' »exploiteur » et nuisible aux travailleurs canadiens.
« Le programme des travailleurs étrangers temporaires a été utilisé abusivement par les grandes entreprises pour faire baisser les salaires, » a déclaré Poilievre devant une foule de partisans à Milton, en Ontario. « Nous allons mettre fin à cette aide sociale aux entreprises et garantir que les Canadiens aient priorité pour les emplois canadiens. »
Le programme, qui permet aux employeurs d’embaucher des ressortissants étrangers lorsque des Canadiens qualifiés ne sont pas disponibles, s’est considérablement élargi sous le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau. Statistique Canada rapporte qu’environ 781 000 titulaires de permis de travail temporaire étaient au Canada à la fin de 2023, soit près du triple par rapport à il y a dix ans.
L’approche alternative de Poilievre mettrait l’accent sur l’immigration permanente plutôt que sur les travailleurs temporaires. Il propose une reconnaissance plus rapide des diplômes pour les nouveaux arrivants et des incitatifs fiscaux pour les entreprises qui offrent une formation aux citoyens canadiens et aux résidents permanents.
L’économiste du travail Miles Crawford de l’Université de Toronto considère cette proposition comme politiquement habile mais pratiquement difficile. « Poilievre joue sur du velours – il répond aux préoccupations de la classe ouvrière concernant la suppression des salaires tout en reconnaissant nos réelles pénuries de main-d’œuvre, » explique Crawford. « Mais éliminer le programme du jour au lendemain créerait des perturbations importantes dans des secteurs comme l’agriculture et la restauration. »
Le secteur de l’hôtellerie semble particulièrement inquiet. Selon Restaurants Canada, environ 12 % du personnel de cuisine à travers le pays détient des permis de travail temporaire. La vice-présidente de l’organisation, Janet McAllister, avertit que la suppression du programme pourrait forcer des fermetures.
« De nombreux restaurants fonctionnent déjà avec des marges très étroites. Sans accès à ces travailleurs, certaines entreprises ne survivront tout simplement pas, » a noté McAllister dans un communiqué répondant à l’annonce de Poilievre.
Dans le cœur agricole du Manitoba, les préoccupations sont encore plus aiguës. L’agriculteur Thomas Reichen emploie huit travailleurs étrangers temporaires du Mexique chaque été dans son exploitation près de Steinbach.
« Les travailleurs locaux ne veulent pas de ces emplois – ils sont saisonniers, physiques et à l’extérieur dans toutes les conditions, » explique Reichen. « Ce ne sont pas non plus des postes au salaire minimum. Mes travailleurs étrangers gagnent 16,50 $ de l’heure plus l’hébergement, mais je ne peux toujours pas attirer des Canadiens. »
Les experts en politique d’immigration soulignent que la proposition de Poilievre diverge nettement de l’approche historique du Parti conservateur. Sous l’ancien premier ministre Stephen Harper, le PTET s’était considérablement développé entre 2006 et 2014, jusqu’à ce que des préoccupations concernant les abus conduisent à des réformes.
Poilievre semble calculer que la frustration des travailleurs face à la stagnation des salaires l’emportera sur les préoccupations des entreprises. Un récent sondage d’Abacus Data suggère qu’il pourrait avoir raison – 64 % des Canadiens estiment que le programme nécessite une réforme majeure, bien que seulement 38 % soutiennent son élimination complète.
L’avocate en immigration Sarita Verma voit un mérite potentiel dans la réforme mais remet en question l’approche du tout ou rien. « Le programme a certainement besoin d’une meilleure surveillance et de meilleures protections pour les travailleurs, » explique Verma. « Mais il y a des secteurs où les Canadiens ne comblent tout simplement pas les postes malgré des salaires compétitifs. Une approche plus nuancée pourrait cibler les industries problématiques tout en préservant le programme là où il fonctionne. »
Les défenseurs des travailleurs ont offert un soutien conditionnel à la proposition de Poilievre tout en exprimant leur scepticisme quant à ses motivations. La présidente du Congrès du travail du Canada, Bea Bruske, a qualifié l’annonce de « reconnaissance des problèmes que nous soulignons depuis des années, » mais s’est demandé si Poilievre mettrait en œuvre de réelles protections pour les travailleurs.
Les libéraux au pouvoir ont riposté, le ministre de l’Immigration Marc Miller qualifiant le plan de Poilievre d' »imprudent et à courte vue. » Miller a défendu les récentes réformes du programme, notamment les options d’accès à la résidence permanente pour certains travailleurs temporaires et l’augmentation des inspections des employeurs.
Dans son café d’Ottawa, Marianne Chen reste peu convaincue par les politiciens des deux bords. « J’ai simplement besoin de personnel fiable qui puisse gagner un salaire décent. Les détails de leur arrivée m’importent moins qu’un système qui fonctionne réellement pour les petites entreprises. »
Alors que les spéculations électorales s’intensifient, la proposition de Poilievre met en évidence la tension croissante entre les besoins en main-d’œuvre du Canada et les préoccupations concernant l’exploitation des travailleurs. Le chef conservateur parie que les Canadiens sont prêts pour un changement radical dans notre approche du travail temporaire – mais reste à voir si ce pari sera politiquement payant.
Pour l’instant, les entreprises, les travailleurs et les experts en politique à travers le pays se demandent : s’agit-il d’une vision audacieuse de réforme ou simplement de rhétorique de campagne en période pré-électorale?