La frustration d’un consommateur montréalais face aux étiquettes alimentaires trompeuses s’est transformée en ce qui pourrait devenir une affaire juridique marquante pour les droits des consommateurs contre les plus grandes chaînes d’épicerie du Canada.
Jean-Marc Philion, un développeur de logiciels de 42 ans et père de deux enfants, a été stupéfait lorsqu’il a découvert que les fraises étiquetées « Produit du Canada » qu’il avait achetées dans son supermarché local provenaient en réalité du Mexique. Ce qui a commencé comme une simple plainte auprès de la direction du magasin s’est transformé en une action collective visant les grands épiciers, notamment Loblaw, Metro et Sobeys.
« Je ne cherche pas à m’enrichir, » m’a confié Philion lors de notre conversation dans un café près de son domicile du Plateau-Mont-Royal. « Je veux simplement de la transparence quand je dépense mon argent à l’épicerie. Si je paie des prix premium pour des produits canadiens, ils devraient vraiment être canadiens. »
La poursuite, déposée cette semaine à la Cour supérieure du Québec, allègue une tromperie systématique dans les pratiques d’étiquetage des aliments. L’équipe juridique de Philion a documenté plus de 40 cas où des produits importés ont été faussement étiquetés comme étant fabriqués au Canada dans diverses chaînes d’épicerie.
Selon les directives de l’Agence canadienne d’inspection des aliments, une étiquette « Produit du Canada » ne devrait être utilisée que lorsque tous les ingrédients principaux, la transformation et la main-d’œuvre sont canadiens. Les articles portant l’étiquette « Fabriqué au Canada » doivent avoir subi leur dernière transformation substantielle au Canada, bien que les ingrédients puissent être importés.
Les groupes de défense des consommateurs s’inquiètent depuis longtemps des pratiques d’étiquetage. Bruce Cran, président de l’Association des consommateurs du Canada, note que cette affaire pourrait avoir des implications considérables.
« Nous avons reçu des centaines de plaintes concernant des étiquettes d’origine trompeuses, » a déclaré Cran. « De nombreux consommateurs choisissent spécifiquement des produits canadiens pour soutenir les agriculteurs locaux ou réduire l’impact environnemental. Quand les entreprises manipulent ces étiquettes, elles violent la confiance des consommateurs. »
L’affaire met en lumière la sensibilité croissante des consommateurs concernant la provenance des aliments. Un récent sondage Angus Reid a révélé que 72% des Canadiens prennent en compte le pays d’origine lors de leurs achats alimentaires, et 64% sont prêts à payer plus cher pour des produits cultivés au Canada.
Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie, y voit un élément d’une tendance plus large de rébellion des consommateurs contre la hausse des coûts alimentaires.
« Quand vous payez 7$ pour un petit contenant de fraises étiquetées comme canadiennes, découvrir qu’elles proviennent en réalité de milliers de kilomètres de distance donne l’impression d’une double tromperie, » a expliqué Charlebois. « Surtout alors que l’inflation alimentaire dépasse l’inflation générale depuis près de trois ans. »
Ce défi juridique survient dans un contexte de surveillance accrue du secteur de l’épicerie au Canada. Le Bureau de la concurrence a lancé une enquête sur les prix de l’épicerie plus tôt cette année, tandis que le comité de l’agriculture du Parlement a convoqué des dirigeants du secteur pour témoigner sur les coûts alimentaires. Un code de conduite pour les épiceries est également en cours d’élaboration.
L’avocate de Philion, Me Marie-Claude Dagenais, estime que l’affaire pourrait créer un précédent important. « Il ne s’agit pas seulement de fraises, » m’a-t-elle dit. « Il s’agit de la responsabilité des entreprises dans un secteur essentiel. Quand les consommateurs font des choix basés sur l’origine, ces choix doivent être respectés. »
Les grandes chaînes d’épicerie sont restées plutôt discrètes concernant ces allégations. Loblaw Companies Limited a publié une brève déclaration : « Nous prenons au sérieux les règlements d’étiquetage des aliments et examinons actuellement les allégations. » Metro et Sobeys n’ont pas encore fait de commentaires publics.
Pour sa part, Philion possède une documentation méticuleuse. Il a fourni des photographies de produits avec des étiquettes contradictoires—l’emballage extérieur affirmant une origine canadienne tandis que les petits caractères sur les étiquettes nutritionnelles révélaient des sources internationales. Il possède également des reçus montrant des prix élevés pour des articles supposément canadiens.
« Je ne suis pas contre les aliments importés, » a souligné Philion. « Je veux simplement savoir ce que j’achète. Si ça vient du Mexique ou du Guatemala, qu’on l’étiquette comme tel et qu’on le tarife en conséquence. »
La poursuite réclame des dommages-intérêts pour les consommateurs touchés et des ordonnances judiciaires exigeant des pratiques d’étiquetage plus strictes. Si elle est certifiée comme action collective, tous les consommateurs québécois ayant acheté des produits canadiens faussement étiquetés pendant la période applicable pourraient potentiellement s’y joindre.
Jennifer Reynolds, experte en droit alimentaire de l’Université McGill, affirme que l’affaire met en évidence des lacunes dans l’application de la loi. « L’ACIA a des directives claires, mais des ressources limitées pour la surveillance. Cela oblige les consommateurs à devenir leurs propres détectives alimentaires. »
Les agriculteurs locaux se sont ralliés à la poursuite. Pierre Lemieux, qui exploite une petite ferme de petits fruits près de Montréal, affirme que les étiquettes trompeuses nuisent aux producteurs canadiens légitimes.
« Quand des importations moins chères se font passer pour des produits canadiens, cela nuit à ceux d’entre nous qui font le vrai travail, » a déclaré Lemieux. « Nous ne pouvons pas rivaliser avec les coûts de main-d’œuvre mexicains, mais nous ne devrions pas avoir à concurrencer des baies mexicaines étiquetées comme canadiennes. »
Alors que l’inflation alimentaire continue de peser sur les budgets des ménages, cette affaire touche un point particulièrement sensible. De nombreux Canadiens se sentent de plus en plus impuissants face à la hausse des coûts d’épicerie, les prix des aliments ayant augmenté de 21% depuis 2020 selon Statistique Canada.
Les dates d’audience n’ont pas encore été fixées, mais l’affaire de Philion a déjà déclenché un mouvement. Des groupes sur les réseaux sociaux ont été formés où les consommateurs partagent des photos d’étiquettes douteuses, et des milliers de personnes s’y sont jointes dans les jours suivant l’annonce de la poursuite.
Pour les consommateurs ordinaires comme la Montréalaise Chantal Lavoie, que j’ai rencontrée en train d’examiner des étiquettes de produits dans un Metro du centre-ville, la poursuite représente un point de rupture dans la patience des consommateurs.
« Chaque semaine, je fais un budget soigneusement pour l’épicerie, et j’essaie d’acheter canadien quand je peux, » a-t-elle dit en examinant un paquet de poivrons. « Si je ne peux pas faire confiance aux étiquettes, à quoi bon? Quelque chose doit changer. »