La présence de fusils de précision PGW Timberwolf, fabriqués au Canada, entre les mains des Forces de soutien rapide (FSR) du Soudan soulève des questions urgentes sur l’utilisation des armes exportées par Ottawa dans l’un des conflits les plus meurtriers d’Afrique.
« Ces armes n’étaient pas censées se retrouver là-bas, » explique Youssef Ibrahim, un militant canado-soudanais qui a fui Khartoum l’année dernière après l’éclatement des combats. « Mais maintenant, elles sont utilisées pour terroriser les civils dans ma ville natale. »
Le conflit qui dure depuis 18 mois entre l’armée soudanaise et les paramilitaires des FSR a créé ce que l’ONU qualifie comme l’une des pires crises humanitaires au monde. Plus de 9 millions de personnes ont été déplacées et la famine se propage dans plusieurs régions. Au milieu de cette dévastation, des armes canadiennes sont apparues dans des vidéos publiées par les combattants des FSR.
La ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly a reconnu la préoccupation du gouvernement la semaine dernière lors d’une réunion du comité de la Chambre des communes. « Nous enquêtons sur toutes les allégations de détournement d’armes canadiennes vers le Soudan, » a-t-elle déclaré, tout en refusant de fournir des détails spécifiques sur les enquêtes en cours.
Selon les données d’Affaires mondiales Canada, les entreprises canadiennes ont vendu environ 13,6 millions de dollars en matériel militaire aux Émirats arabes unis entre 2018 et 2022. Des analystes en sécurité estiment que ces armes ont ensuite été détournées vers les FSR par l’intermédiaire des Émirats, qui auraient soutenu le groupe paramilitaire malgré les embargos internationaux.
Le Groupe d’experts des Nations Unies sur le Soudan a documenté la présence d’armes canadiennes dans un récent rapport, décrivant des « systèmes de tireurs d’élite sophistiqués qui ont renforcé les capacités des FSR » dans les zones de combat urbain. Cette révélation a intensifié les appels des organisations humanitaires pour que le Canada renforce ses contrôles sur les exportations d’armes.
« Le détournement d’armes canadiennes vers des zones de conflit représente un échec critique de notre système de contrôle des exportations, » affirme Élise Luyton de la Coalition canadienne sur le contrôle des armes. « Ces armes contribuent maintenant aux atrocités, malgré nos obligations légales en vertu du Traité sur le commerce des armes. »
La guerre civile au Soudan a éclaté en avril 2023 suite aux tensions entre le chef militaire Abdel Fattah al-Burhan et le commandant des FSR Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemedti. Les deux parties ont été accusées de crimes de guerre, notamment d’attaques délibérées contre des civils, de violence sexuelle systémique et de blocage de l’aide humanitaire.
Dans la région occidentale du Darfour, où se déroulent certaines des pires violences, les médecins locaux rapportent avoir traité des blessures compatibles avec des tirs de précision de haut calibre. « La précision de ces armes les rend particulièrement mortelles dans les zones civiles, » explique Dr Amina Bashir de Médecins Sans Frontières, récemment revenue d’une mission médicale à El Fasher.
Le gouvernement canadien fait face à une pression croissante d’une coalition de 28 organisations de la société civile qui exigent la suspension immédiate des exportations militaires vers les pays susceptibles de détourner des armes vers le Soudan. La déclaration de la coalition souligne « le risque substantiel que les armes canadiennes facilitent de graves violations des droits humains » en contravention directe avec le Traité sur le commerce des armes, que le Canada a ratifié en 2019.
Michael Chong, critique conservateur des affaires étrangères, a qualifié la situation d' »exemple supplémentaire de l’échec de ce gouvernement à faire respecter ses propres règles, » faisant référence aux controverses précédentes impliquant des exportations militaires canadiennes vers l’Arabie saoudite utilisées dans la guerre civile au Yémen.
Pour les communautés soudanaises au Canada, ces révélations sont profondément personnelles. « Nous avons fui la violence seulement pour apprendre que notre nouveau foyer alimente involontairement le même conflit qui nous a déplacés, » déclare Nour Hassan, qui coordonne la Coalition d’intervention d’urgence canado-soudanaise à Toronto.
Le groupe international de surveillance des armes, Conflict Armament Research, a documenté des numéros de série sur des armes capturées qui remontent à un envoi de 2020 initialement autorisé pour les forces spéciales des Émirats. « Ce schéma de détournement n’est pas nouveau, » note leur chercheur principal Willem Kruger. « Ce qu’il faut, c’est une surveillance proactive de l’endroit où ces armes finissent réellement. »
Alors que la situation humanitaire au Soudan se détériore davantage, l’ONU avertissant que plus de 25 millions de personnes sont désormais confrontées à une insécurité alimentaire aiguë, le gouvernement canadien fait face à des questions difficiles sur son rôle dans la chaîne d’approvisionnement en armes alimentant ce conflit dévastateur.
« La tragédie est que nous avons des lois censées prévenir exactement ce scénario, » déclare Ibrahim Mohammed du Réseau soudanais des droits humains. « Maintenant, nous avons besoin de responsabilité et d’action immédiate pour empêcher que davantage d’armes canadiennes n’atteignent les champs de bataille du Soudan. »