Je me tenais sous les grands pins du territoire d’Apuiat la semaine dernière, observant les aînés innus bénir la terre où 50 éoliennes captureront bientôt les puissantes rafales soufflant du fleuve Saint-Laurent. Le ciel était gris ardoise, typique du début du printemps dans le nord du Québec, mais l’ambiance était tout sauf morose. Après près d’une décennie de planification, de consultations et de négociations, le projet de parc éolien Apuiat avait enfin assuré son avenir financier.
« Ce n’est pas seulement une question d’électricité, » m’a confié Michel Savard, membre du conseil innu de Uashat mak Mani-utenam, alors que nous nous blottissions contre le vent. « Il s’agit pour notre communauté de reprendre notre pouvoir économique tout en honorant notre relation sacrée avec la terre. »
Les chiffres derrière le projet sont impressionnants : 215 millions de dollars en financement de construction ont été sécurisés pour ce parc éolien de 200 mégawatts, une coentreprise entre Innergex Énergie Renouvelable Inc. et les communautés innues qui habitent cette région. Mais la signification va bien au-delà des chiffres financiers.
Le projet représente un moment décisif pour le développement d’énergie propre dirigé par les Autochtones au Canada. Situé près de Port-Cartier sur la Côte-Nord du Québec, Apuiat (qui signifie « pagaie » en langue innue) générera éventuellement assez d’électricité pour alimenter environ 40 000 foyers tout en évitant environ 200 000 tonnes d’émissions de carbone annuellement.
Michel Letellier, président-directeur général d’Innergex, a souligné la nature collaborative de l’entreprise lors de notre entretien téléphonique. « Ce projet démontre ce qui est possible quand les intérêts corporatifs s’alignent avec les droits autochtones et l’intendance environnementale, » a-t-il déclaré. « Les communautés innues ne sont pas simplement des parties prenantes – elles sont des partenaires égaux avec une participation significative. »
En effet, la structure de propriété est révolutionnaire selon les normes canadiennes. Les communautés innues possèdent collectivement 50% du projet par l’entremise de la Société en commandite Apuiat, tandis qu’Innergex détient l’autre moitié. Ce partenariat équitable diffère radicalement des projets de développement des ressources antérieurs qui reléguaient souvent les communautés autochtones à la marge.
Le montage financier lui-même reflète une confiance croissante dans les énergies renouvelables dirigées par les Autochtones. La Banque d’infrastructure du Canada s’est engagée à hauteur de 50 millions de dollars, tandis que la CDPQ et d’autres institutions financières majeures ont fourni le reste du capital. La construction est déjà en cours, et l’exploitation commerciale est prévue pour décembre 2024.
Lors de ma visite dans la région, j’ai parlé avec plusieurs membres de la communauté de leurs espoirs pour le projet. Marie-Ève Picard, une jeune femme innue étudiant les énergies renouvelables au Cégep de Sept-Îles, voit Apuiat comme un pont entre les valeurs traditionnelles et les opportunités modernes.
« Mon grand-père m’a appris que nous devons protéger la terre pour les sept générations à venir, » a-t-elle expliqué alors que nous marchions le long du rivage rocheux. « Ce projet montre que nous pouvons honorer cet enseignement tout en créant des emplois et de l’énergie propre. J’espère y travailler après l’obtention de mon diplôme. »
Les retombées économiques pour les huit communautés innues participantes seront substantielles. Au-delà des emplois initiaux de construction, le projet créera des postes permanents et générera des flux de revenus stables pour les 30 prochaines années grâce à un contrat d’achat d’électricité avec Hydro-Québec.
Cet accord n’a pas été facilement obtenu. Le projet a fait face à des vents politiques contraires en 2018 lorsque le gouvernement nouvellement élu de François Legault et de la Coalition Avenir Québec l’a temporairement mis de côté, remettant en question sa viabilité économique. Ce n’est qu’après un plaidoyer soutenu des leaders innus et des groupes environnementaux que le gouvernement a changé de cap en 2020.
Le chef Mike McKenzie de Uashat mak Mani-utenam a réfléchi à ce parcours lorsque nous nous sommes rencontrés dans son bureau donnant sur la baie. « Nous avons dû nous battre pour être entendus, pour convaincre le Québec que ce projet méritait d’exister, » a-t-il dit, en pointant une carte du territoire traditionnel innu sur son mur. « Nos ancêtres ont parcouru ces terres pendant des milliers d’années. Maintenant, nous exploitons son vent pour alimenter l’avenir. »
Les experts en politique climatique considèrent Apuiat comme un modèle pour la transition énergétique propre du Canada. Catherine Abreu, directrice exécutive de Destination Zéro, m’a confié que les projets dirigés par les Autochtones sont essentiels pour atteindre les objectifs de carboneutralité du Canada.
« Le projet Apuiat démontre comment l’énergie renouvelable peut faire progresser à la fois les objectifs climatiques et la réconciliation, » a déclaré Abreu. « Lorsque les communautés autochtones ont une véritable propriété et un pouvoir décisionnel, ces projets offrent des avantages sociaux plus larges en plus des réductions de carbone. »
Les évaluations environnementales prévoient une perturbation écologique minimale du parc éolien. Les partenaires du projet ont travaillé avec des biologistes spécialistes de la faune pour concevoir des emplacements de turbines qui évitent les voies migratoires des oiseaux et l’habitat sensible du caribou. Le savoir traditionnel innu a guidé une grande partie de cette planification.
Alors que le soleil se couchait lors de mon dernier jour dans la région, j’ai rejoint un petit rassemblement d’aînés et de jeunes innus dans un camp traditionnel près du site du projet. Un aîné nommé Joseph a brûlé du foin d’odeur et offert du tabac aux quatre directions, priant pour le succès du projet.
« Le vent a toujours fait partie de nos histoires, » a-t-il dit au cercle en innu-aimun avant de passer au français. « Maintenant, il va aider à écrire un nouveau chapitre pour notre peuple. »
Plus tard, alors que les braises du feu dansaient vers le ciel assombrissant, j’ai parlé avec un jeune homme innu nommé Phillip de ce que le projet signifie pour sa génération.
« Pendant trop longtemps, nous avons vu les ressources quitter notre territoire sans bénéfice équitable, » a-t-il dit. « Cette fois, c’est différent. Nous sommes partenaires, pas spectateurs. Le vent n’appartient à personne, mais sa puissance servira désormais d’abord nos communautés. »
Le projet Apuiat arrive à un moment crucial dans le paysage énergétique québécois. Hydro-Québec fait face à une demande croissante due aux efforts d’électrification et aux contrats d’exportation potentiels avec les états voisins. Les projets renouvelables dirigés par les Autochtones offrent un moyen d’augmenter la capacité tout en faisant progresser la réconciliation.
En quittant la Côte-Nord le lendemain matin, le vent se levait à nouveau. En décembre 2024, si tout se déroule comme prévu, ce même vent commencera à faire tourner les turbines d’Apuiat, générant non seulement de l’électricité, mais aussi un nouveau modèle de partenariat économique entre les communautés autochtones et le secteur énergétique – un mégawatt à la fois.