La bataille pour préserver la dernière forêt ancienne urbaine de Saint-Jean a atteint un carrefour décisif, opposant le développement économique à ce que les environnementalistes considèrent comme un patrimoine naturel irremplaçable.
Depuis des générations, les 890 hectares de forêt vierge près de Loch Lomond ont prospéré sans perturbation, abritant des espèces végétales rares et fournissant un habitat crucial pour la faune menacée. Aujourd’hui, les responsables municipaux ont désigné environ 40% de ce trésor écologique pour être transformé en parc industriel—une décision qui a déclenché une forte résistance communautaire.
« Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement des arbres, mais un écosystème intact qui fonctionne depuis plus de 300 ans, » explique Dr. Martha Yacoub, écologiste forestière à l’Université du Nouveau-Brunswick. « Cette forêt particulière contient des spécimens d’épinettes rouges datant d’avant la colonisation européenne. Une fois disparue, nous ne pouvons pas la recréer—ni de notre vivant, ni de celui de nos petits-enfants. »
Le département de développement économique de la ville présente une perspective différente. Selon leur évaluation d’impact, le parc industriel pourrait générer plus de 650 emplois et ajouter environ 21 millions de dollars annuellement à l’économie de Saint-Jean. Le développement proposé survient alors que la région lutte contre le déclin démographique et des taux de chômage supérieurs à la moyenne nationale.
Le conseiller municipal Thomas Whelan soutient que la ville a trouvé un compromis raisonnable. « Nous préservons 60% de la forêt tout en créant des opportunités économiques désespérément nécessaires pour nos résidents. Beaucoup de familles ici font des choix difficiles entre chauffer leurs maisons et mettre de la nourriture sur la table. »
Cette approche pragmatique n’a pas satisfait la coalition de groupes environnementaux formée pour protéger l’ensemble de la forêt. Leur pétition a recueilli plus de 8 500 signatures—près de 10% de la population de Saint-Jean—depuis son lancement il y a trois semaines.
La controverse s’est intensifiée hier lorsque des documents obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information ont révélé que l’évaluation d’impact environnemental commandée par la ville n’avait pas identifié dix-sept espèces végétales rares documentées dans des études indépendantes antérieures.
« Ils travaillent avec des informations incomplètes, » accuse Rebecca Sullivan du Réseau de conservation acadien. « Ce n’est pas n’importe quelle forêt—c’est l’une des dernières forêts anciennes intactes en milieu urbain dans tout le Canada atlantique. »
Ce qui rend la forêt particulièrement précieuse, selon les biologistes, c’est sa continuité ininterrompue. Contrairement aux forêts replantées, les écosystèmes anciens développent des relations complexes entre espèces sur plusieurs siècles. La forêt abrite la paruline du Canada, une espèce menacée, et fournit un habitat essentiel à plusieurs espèces de chauves-souris déjà menacées par le syndrome du museau blanc.
Le ministère provincial de l’Environnement et du Changement climatique est maintenant entré dans la mêlée. Dans une lettre adressée au maire de Saint-Jean, le ministère a fait référence à l’engagement du Nouveau-Brunswick dans le cadre de l’Accord sur la nature de 2023 avec le gouvernement fédéral pour protéger 30% des terres et des eaux de la province d’ici 2030.
« Détruire une forêt ancienne contredit directement nos obligations légales, » note James Peterson, porte-parole de l’Alliance du droit environnemental. « La ville pourrait se retrouver dans une bataille juridique coûteuse si elle procède sans les permis provinciaux appropriés. »
La ville maintient que ses consultants environnementaux ont identifié des mesures d’atténuation suffisantes, y compris la création de corridors fauniques et la préservation des zones humides dans la zone de développement. Mais les critiques soutiennent que ces mesures traitent les symptômes plutôt que le problème fondamental—la perte fondamentale de la forêt elle-même.
Alimentant davantage le débat, le Conseil de conservation du Nouveau-Brunswick a publié une analyse économique suggérant que la valeur de la forêt pour la séquestration du carbone, la filtration de l’eau et le tourisme pourrait dépasser 15 millions de dollars au cours de la prochaine décennie si elle était laissée intacte et correctement gérée comme réserve naturelle.
« Nous ne nous opposons pas au développement économique, » précise Sullivan. « Nous nous opposons au développement à courte vue qui échange des atouts naturels irremplaçables contre un gain économique temporaire. Il existe des dizaines de friches industrielles dans toute la région mieux adaptées au développement industriel. »
La proposition de parc industriel nécessite l’approbation finale du conseil municipal et des régulateurs provinciaux avant que la construction puisse commencer. Un vote crucial est prévu pour le 12 juillet, mais les conseillers signalent un engagement public sans précédent, avec des centaines de résidents participant aux assemblées publiques et aux séances d’information.
Les leaders autochtones locaux ont également rejoint la conversation. La Grande Chef de la Nation Wolastoqey, Patricia Bernard, a souligné l’importance culturelle de la forêt. « Ces terres contiennent des médecines traditionnelles et une valeur spirituelle pour notre peuple. L’industrie va et vient, mais notre connexion à ces forêts s’étend sur des milliers d’années. »
Alors que Saint-Jean pèse ses options, le débat reflète des tensions plus larges auxquelles font face de nombreuses communautés canadiennes—comment équilibrer les besoins économiques immédiats avec l’intendance environnementale à long terme. Le sort de la forêt pourrait finalement dépendre de la façon dont les résidents et les décideurs voient la terre, soit à travers le prisme des rapports économiques trimestriels, soit pour sa valeur écologique générationnelle.
Pour l’instant, la forêt se dresse comme elle l’a fait pendant des siècles, tandis que la communauté qui l’entoure est aux prises avec des décisions qui définiront non seulement son avenir économique mais aussi son héritage environnemental.