L’initiative du gouvernement fédéral vise à sévir contre la classification erronée des camionneurs—une pratique qui prive les chauffeurs de salaires et d’avantages sociaux adéquats tout en permettant aux entreprises d’esquiver leurs responsabilités d’employeur.
Pour Gurpreet Singh, un chauffeur longue distance basé à Brampton, en Ontario, cette nouvelle arrive à point nommé. « J’ai travaillé pendant six ans comme ‘entrepreneur indépendant’, mais je ne pouvais ni refuser des chargements ni établir mon propre horaire, » m’a-t-il confié lors de notre entrevue dans une halte routière. « Mes impôts, les paiements du camion, l’assurance—tout était à ma charge, mais je n’avais aucune véritable indépendance. »
Singh représente des milliers de camionneurs canadiens pris dans un vide juridique. Les entreprises les classifient comme entrepreneurs indépendants tout en les traitant comme des employés, sans les avantages. Cette pratique répandue a finalement attiré l’attention d’Ottawa.
Emploi et Développement social Canada a annoncé la semaine dernière qu’il consacrera 10 millions de dollars pour enquêter et pénaliser les entreprises qui classifient incorrectement les chauffeurs. L’initiative fait suite à un rapport accablant du Centre canadien de politiques alternatives qui révèle que près de 25% des 181 000 camionneurs du Canada pourraient être mal classifiés.
« Il ne s’agit pas de paperasse—mais de droits fondamentaux des travailleurs, » a expliqué Ellen Crawford, avocate spécialisée en droits du travail à la Coalition pour la justice dans le transport. « Les entreprises économisent environ 8 000 à 12 000 dollars par an par chauffeur mal classifié en évitant les cotisations au RPC, à l’indemnisation des accidents du travail et à l’assurance-emploi. »
J’ai examiné les documents judiciaires de trois récents recours collectifs contre d’importantes entreprises canadiennes de transport. Le modèle est constant: les chauffeurs signent des contrats d’entrepreneur mais sont soumis à des contrôles typiques d’un emploi—horaires imposés, équipement mandaté par l’entreprise et restrictions pour travailler avec des concurrents.
L’effort fédéral reflète des actions provinciales similaires. En Ontario, le projet de loi 88 a renforcé les sanctions contre la classification erronée, tandis que la Direction des normes d’emploi de la Colombie-Britannique mène depuis 2022 des audits ciblés d’entreprises de camionnage, ayant ordonné le versement de 4,2 millions de dollars en arriérés de salaire aux chauffeurs.
« Ce qui rend le secteur du camionnage unique, c’est la façon dont les entreprises structurent leurs modèles d’affaires autour de la classification erronée, » a noté Dr. Sylvain Charlebois, expert en chaîne d’approvisionnement à l’Université Dalhousie. « Ce n’est pas occasionnel—c’est systématique. »
Les groupes de l’industrie ont des réactions mitigées. L’Alliance canadienne du camionnage soutient publiquement une classification appropriée mais met en garde contre une « application trop générale » qui pourrait perturber les opérateurs indépendants légitimes.
« Il y a une place pour les vrais propriétaires-exploitants, » a déclaré Marcus Singh (sans lien de parenté avec Gurpreet), président de l’Association du camionnage de l’Ontario. « Mais nous devons distinguer entre les véritables entrepreneurs et les travailleurs privés de leurs droits. »
Pour que l’application réussisse, les enquêteurs doivent naviguer dans des arrangements commerciaux complexes. Les entreprises créent souvent des structures élaborées—exigeant que les chauffeurs s’incorporent, louent de l’équipement auprès d’entités affiliées à l’entreprise ou signent des contrats avec de multiples clauses limitant leur indépendance.
« Le génie de la classification erronée est qu’elle transfère tous les risques au travailleur tout en maintenant le contrôle de l’entreprise, » a expliqué Avery Goldman, économiste spécialisée dans les marchés du travail du transport. « Quand le volume de fret diminue, les entreprises assignent simplement moins de chargements aux ‘entrepreneurs’ qui supportent alors le fardeau financier. »
La répression inclut une collaboration interagences entre l’Agence du revenu du Canada, les ministères provinciaux du travail et les régulateurs fédéraux des transports. Les entreprises qui enfreignent les règles de classification font face à des sanctions potentielles, notamment des arriérés d’impôts, des réclamations salariales et des amendes administratives.
Les chauffeurs cherchant une reclassification peuvent désormais accéder à un système de plainte simplifié via le portail dédié d’Emploi et Développement social Canada. Auparavant, de nombreux camionneurs exprimaient leur frustration face à l’application fragmentée entre plusieurs agences.
L’initiative arrive au milieu de changements plus larges dans l’industrie canadienne du camionnage, qui fait face à de graves pénuries de chauffeurs estimées à 23 000 postes non pourvus à l’échelle nationale. Les observateurs de l’industrie suggèrent qu’une classification appropriée pourrait en fait aider à résoudre les défis de recrutement.
« Lorsque les chauffeurs reçoivent une rémunération et des avantages équitables, la rétention s’améliore considérablement, » a déclaré Jaspreet Kaur, directrice de l’organisation chez Teamsters Canada. « La pénurie de main-d’œuvre dans l’industrie est en partie auto-infligée par le mauvais traitement des travailleurs. »
Pour Gurpreet Singh, l’annonce apporte un optimisme prudent. « J’y croirai quand je verrai l’application, » m’a-t-il dit en se préparant à poursuivre son voyage transcontinental. « Mais savoir que le gouvernement prête enfin attention? C’est un début. »
La répression va au-delà du camionnage. Des problèmes similaires de classification erronée touchent la construction, les soins à domicile et les services de livraison par application. Les experts juridiques considèrent l’initiative sur le camionnage comme un modèle potentiel pour une réforme plus large de la classification des travailleurs.
Avec la mise en œuvre qui débute le mois prochain, tant les chauffeurs que les transporteurs observent attentivement. Une chose semble certaine—les jours de classification erronée sans conséquence dans l’industrie canadienne du camionnage pourraient enfin être comptés.