Dans le monde de l’investissement institutionnel, un virage subtil mais significatif s’opère au nord du 49e parallèle. Les géants canadiens des régimes de retraite, longtemps célébrés pour leur expertise en investissement mondial, se tournent de plus en plus vers leur propre terrain.
L’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public (Investissements PSP), qui gère environ 243,7 milliards de dollars d’actifs pour les fonctionnaires fédéraux, les Forces canadiennes, la Gendarmerie royale du Canada et la Force de réserve, a récemment signalé un pivot stratégique visant à renforcer son portefeuille national. Cette décision intervient dans un contexte de pression croissante d’Ottawa pour maintenir davantage de capitaux à l’intérieur des frontières canadiennes.
« Nous assistons à un recalibrage de la stratégie d’investissement qui équilibre les opportunités mondiales avec les intérêts économiques nationaux, » explique Lekan Olawoye, fondateur du Réseau des professionnels noirs dans le secteur technologique, qui suit les tendances en matière d’investissement institutionnel. « Il ne s’agit plus seulement de rendements, mais aussi de favoriser l’innovation canadienne et la résilience économique à long terme. »
Le moment est particulièrement remarquable. Alors que l’élection présidentielle américaine se profile à l’horizon, apportant des incertitudes potentielles en matière de politique commerciale et économique, les fonds de pension canadiens reconsidèrent leur exposition aux risques. L’orientation d’Investissements PSP vers les investissements nationaux semble en partie motivée par ces considérations géopolitiques, ainsi que par les encouragements gouvernementaux à soutenir les entreprises, les infrastructures et le développement économique canadiens.
L’examen des chiffres raconte une histoire intéressante. Selon l’Association canadienne des gestionnaires de caisses de retraite, les principaux fonds de pension canadiens ne détiennent collectivement qu’environ 35 % de leurs actifs au pays, un chiffre qui a diminué régulièrement au cours de la dernière décennie, les fonds ayant recherché la diversification et des rendements plus élevés sur les marchés étrangers.
La répartition actuelle des actifs d’Investissements PSP comprend environ 14 % en actions et titres à revenu fixe canadiens, le reste étant réparti entre les marchés internationaux et les actifs alternatifs. Le fonds a généré un rendement annualisé solide de 8,4 % sur dix ans, surpassant bon nombre de ses pairs à l’échelle mondiale.
Mais l’investissement national comporte ses propres défis. Le marché canadien ne représente qu’environ 3 % de la capitalisation boursière mondiale, créant des limitations naturelles pour les grands fonds à la recherche d’opportunités d’investissement suffisantes. De plus, la Bourse de Toronto reste fortement concentrée dans les services financiers et les ressources naturelles, offrant moins d’exposition aux secteurs de la technologie et des soins de santé à forte croissance par rapport aux marchés américains.
« La question d’échelle est bien réelle, » explique Dominique Dionne, ancienne vice-présidente des affaires publiques chez Investissements PSP. « Quand on gère des centaines de milliards, trouver suffisamment d’opportunités d’investissement canadiennes qui répondent à vos exigences de risque-rendement devient de plus en plus difficile. C’est en partie pourquoi ces fonds se sont mondialisés au départ. »
Malgré ces contraintes, Investissements PSP et d’autres géants canadiens des régimes de retraite font preuve de créativité dans leur allocation nationale. Plutôt que d’augmenter simplement leur exposition aux marchés publics, ils explorent des investissements directs dans des entreprises canadiennes privées, des projets d’infrastructure et des développements immobiliers qui s’alignent sur les tendances économiques à long terme.
Parmi les exemples récents, on peut citer l’engagement de 600 millions de dollars d’Investissements PSP dans le fonds de crédit privé de Northleaf Capital Partners axé sur les entreprises canadiennes de taille moyenne, ainsi que son partenariat avec Dream Industrial REIT pour acquérir des propriétés logistiques à travers le Canada.
Le gouvernement du Canada, quant à lui, a été de plus en plus vocal sur son désir de voir les fonds de pension soutenir les priorités nationales. L’année dernière, la ministre des Finances Chrystia Freeland a spécifiquement souligné l’importance des investisseurs institutionnels dans le soutien à l’innovation canadienne et aux projets de transition énergétique propre.
Cette influence gouvernementale soulève des questions sur l’indépendance des fonds de pension. Traditionnellement, ces institutions fonctionnent à distance du gouvernement, avec des responsabilités fiduciaires de générer des rendements pour leurs bénéficiaires. Toute ingérence politique perçue dans les décisions d’investissement pourrait potentiellement compromettre ce mandat.
« Il y a toujours un équilibre délicat entre la politique économique nationale et l’autonomie des fonds de pension, » note Erin Weir, économiste et ancien député. « L’obligation première des fonds reste envers leurs retraités, et non de fonctionner comme des fonds souverains ou des instruments politiques. »
L’attention croissante portée aux considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) pourrait en fait faciliter ce pivot national. L’accent mis par le Canada sur les technologies propres, le développement durable des ressources et les pratiques minières responsables pour les minéraux critiques s’aligne sur les tendances ESG mondiales, créant potentiellement des opportunités d’investissement qui satisfont à la fois les exigences de rendement et les valeurs des parties prenantes.
Pour les Canadiens ordinaires, cette réorientation du capital des régimes de retraite pourrait avoir des implications significatives. L’augmentation des investissements institutionnels dans les entreprises canadiennes pourrait améliorer l’accès au capital de croissance pour les entreprises nationales, stimulant potentiellement la création d’emplois et l’activité économique. Les investissements dans les infrastructures pourraient moderniser les systèmes vieillissants tout en générant les rendements stables à long terme recherchés par les fonds de pension.
Pour l’avenir, les experts en matière de retraite suggèrent que cette emphase nationale se poursuivra probablement indépendamment des résultats des élections américaines ou des conditions de marché à court terme. La combinaison de la fragmentation géopolitique, de la restructuration des chaînes d’approvisionnement et de l’attention croissante portée à la sécurité économique nationale a fondamentalement modifié la façon dont les investisseurs institutionnels envisagent l’allocation géographique.
« Nous ne revenons pas à l’environnement d’investissement hyper-mondialisé des années 2000, » observe Mark Wiseman, ancien PDG de l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada. « Chaque grand fonds de pension mondial reconsidère le biais domestique par rapport à l’exposition internationale à la lumière des réalités économiques changeantes. »
Pour Investissements PSP et ses pairs, le défi sera de maintenir des rendements compétitifs tout en augmentant le contenu canadien dans leurs portefeuilles. Leur approche impliquera probablement des investissements directs soigneusement sélectionnés plutôt que d’augmenter simplement l’exposition aux indices des marchés publics canadiens.
Le paysage d’investissement canadien offre à la fois des opportunités et des contraintes. D’une part, l’environnement politique stable du pays, son système financier solide et l’état de droit fournissent des bases solides pour l’investissement à long terme. D’autre part, la taille relativement petite du marché canadien et la concentration sectorielle limitent l’univers des investissements appropriés pour les entités déployant des milliards de dollars.
Ce qui est clair, c’est que la prochaine décennie verra les géants canadiens des régimes de retraite jouer un rôle de plus en plus visible dans le développement économique national tout en maintenant une diversification mondiale. Trouver ce juste équilibre entre capital patriotique et investissement mondial prudent pourrait bien définir le prochain chapitre de la stratégie d’investissement des régimes de retraite du Canada.