Les cieux tranquilles le long de la frontière canado-américaine s’apprêtent à devenir beaucoup plus fréquentés. La semaine dernière, la Gendarmerie royale du Canada a confirmé le lancement d’un programme de surveillance par drones pour surveiller un corridor stratégique le long de notre frontière sud.
Selon des documents internes que j’ai examinés, l’initiative de surveillance aérienne de la GRC déploiera des véhicules aériens sans pilote (UAV) pour patrouiller des sections désignées de cette frontière de 8 891 kilomètres. Le programme marque un changement significatif dans les tactiques de sécurité frontalière, passant des patrouilles terrestres traditionnelles à une surveillance aérienne automatisée.
« Cette technologie nous permet d’étendre nos capacités de surveillance tout en répondant aux défis de personnel dans les régions éloignées, » a expliqué la surintendante Marie Damian lors d’un point presse auquel j’ai assisté à Ottawa. Elle a souligné que les drones se concentreraient sur des « corridors à haut risque » identifiés grâce à la collecte de renseignements.
Les groupes de défense des libertés civiles ont immédiatement exprimé leurs préoccupations. L’Association canadienne des libertés civiles a mis en garde contre d’éventuelles violations de la vie privée pour les résidents des communautés frontalières. « Ce ne sont pas simplement des espaces vides qui sont surveillés, » a noté la directrice de la protection de la vie privée, Brenda McPhail, lors de notre entretien téléphonique. « Ce sont des endroits où des Canadiens vivent, travaillent et pratiquent des activités parfaitement légales qui ne devraient pas être soumises à une surveillance constante. »
La GRC insiste sur le fait que le programme est conforme aux lois canadiennes sur la protection de la vie privée. Leurs directives opérationnelles, soumises au Commissaire à la protection de la vie privée l’année dernière, définissent des politiques strictes de conservation des données et des zones d’exclusion aérienne autour des zones résidentielles. Cependant, ces documents contiennent d’importantes caviardations concernant les capacités de la technologie de surveillance et les accords de partage de données avec les homologues américains.
Les plans de vol obtenus grâce aux demandes d’accès à l’information montrent que les drones surveilleront principalement les points de passage reconnus dans le sud du Manitoba et certaines sections de la vallée du Fraser en Colombie-Britannique. La GRC a confirmé que les drones peuvent capturer des vidéos haute résolution et utiliser l’imagerie thermique pour les opérations nocturnes.
La Dre Emily Ramsay, experte en sécurité frontalière de l’Université McGill, estime que le programme représente une évolution inévitable. « Les frontières modernes sont de plus en plus gérées par des approches technologiques en couches plutôt que par des barrières physiques, » a-t-elle expliqué lors de notre conversation dans son bureau à Montréal. « La question n’est pas de savoir s’il faut utiliser ces technologies, mais comment les déployer avec une supervision appropriée. »
Le programme de drones de la GRC fait suite à des initiatives similaires déjà mises en œuvre par la US Customs and Border Protection, qui exploite des drones le long de la frontière nord depuis 2004. Selon des recherches publiées par le Citizen Lab de l’Université de Toronto, les drones frontaliers américains ont progressivement étendu leurs capacités de surveillance, soulevant des questions quant à savoir si les opérations canadiennes suivront la même trajectoire.
Pour les résidents des communautés frontalières concernées, le programme de drones a reçu des réactions mitigées. « Nous avons eu des problèmes avec des traversées non autorisées qui endommagent les terres agricoles, » a déclaré Robert Jennings, un agriculteur manitobain dont la propriété se trouve à moins d’un kilomètre de la frontière américaine. « Si cela aide à maintenir la sécurité sans que plus d’agents ne piétinent les champs, cela pourrait être positif. »
D’autres expriment des préoccupations plus profondes. Les communautés autochtones dont les territoires traditionnels s’étendent au-delà de la frontière internationale s’inquiètent de la surveillance accrue de leurs déplacements. « Notre peuple a traversé ces terres depuis des temps immémoriaux, » a déclaré l’Aîné Thomas Bearfoot du Conseil mohawk d’Akwesasne. « Les frontières modernes compliquent déjà notre mode de vie, et maintenant nous faisons face à une surveillance venue du ciel. »
Le prix de 12,3 millions de dollars du programme, révélé dans les soumissions au Conseil du Trésor, couvre à la fois l’acquisition d’équipement et un cadre opérationnel de trois ans. Cet investissement survient alors que la GRC fait face à des pénuries de personnel dans plusieurs divisions et à une pression croissante pour surveiller les passages frontaliers irréguliers.
Sécurité publique Canada confirme que les drones seront intégrés à l’infrastructure de sécurité frontalière existante et fonctionneront dans la ligne de visée des opérateurs humains. Cependant, la GRC a refusé de partager les spécifications techniques précises sur les charges utiles de surveillance des drones ou les capacités de traitement des données lorsque je me suis renseignée.
Les experts juridiques se demandent si les cadres actuels de protection de la vie privée traitent adéquatement les technologies de surveillance par drones. « Nos lois sur la protection de la vie privée ont été rédigées avant que ces capacités n’existent, » a expliqué la professeure Michaela Robertson, spécialiste du droit des technologies à l’Université Dalhousie. « Il existe un écart important entre ce qui est techniquement légal et ce qui constitue une surveillance raisonnable dans une société libre. »
Le bureau du Commissaire à la protection de la vie privée a lancé un examen du programme mais a noté que les évaluations préliminaires indiquent la conformité avec la Loi sur la protection des renseignements personnels, à condition que la GRC respecte ses directives opérationnelles. Ces directives comprennent des restrictions sur l’intégration de la reconnaissance faciale et la suppression obligatoire des séquences non signalées à des fins d’enquête dans les 30 jours.
En tant que journaliste qui couvre les technologies de surveillance depuis plus d’une décennie, j’ai observé comment les impératifs de sécurité dépassent souvent les protections de la vie privée. Le programme de drones de la GRC représente une étape supplémentaire dans la numérisation progressive de nos frontières – une tendance qui exige un examen public continu et des mécanismes de surveillance transparents.
Le programme devrait être pleinement mis en œuvre d’ici l’été, avec des vols d’essai déjà en cours dans certaines régions. Reste à voir si ces yeux mécaniques dans le ciel renforceront la sécurité frontalière sans éroder les libertés civiles. Ce qui est certain, c’est que la définition de notre frontière évolue d’une ligne sur une carte à une zone numérique de surveillance et de contrôle de plus en plus complexe.