Alors que les tensions commerciales mondiales s’intensifient, la décision du Canada d’imposer des mesures de sauvegarde sur les produits sidérurgiques importés a déclenché une contestation formelle à l’Organisation mondiale du commerce, avec sept nations qui soutiennent que ces mesures protectionnistes violent les règles du commerce international.
Le différend, déposé conjointement par la Chine, la Turquie, la Corée du Sud, le Vietnam, les Émirats arabes unis, Oman et la Russie la semaine dernière, représente la résistance la plus significative jusqu’à présent contre la tentative d’Ottawa de protéger les sidérurgistes nationaux de ce qu’elle qualifie de concurrence étrangère « déloyale ».
« Il s’agit essentiellement pour le Canada de choisir entre la protection de ses industries stratégiques et le respect de ses engagements commerciaux, » explique Pierre Tremblay, analyste de politique commerciale à l’Institut C.D. Howe. « Le problème est d’essayer de faire les deux simultanément sans déclencher exactement ce scénario. »
Les mesures de sauvegarde, initialement mises en œuvre en 2018 et prolongées plusieurs fois depuis, imposent des tarifs de 25% sur certains produits sidérurgiques qui dépassent les seuils d’importation historiques. Le gouvernement canadien a justifié ces actions comme des mesures d’urgence nécessaires pour prévenir un « préjudice grave » aux producteurs nationaux suite aux perturbations du marché mondial.
La ministre des Finances, Chrystia Freeland, a défendu ces mesures lors d’une conférence de presse à Toronto hier, déclarant que le Canada « ne s’excusera pas de prendre les mesures nécessaires pour protéger notre secteur sidérurgique des effets néfastes de la surcapacité mondiale et du détournement commercial. »
Au cœur du différend se trouve l’interaction de plus en plus complexe entre les intérêts de sécurité nationale et les obligations commerciales. Les producteurs d’acier canadiens, concentrés principalement en Ontario et au Québec, emploient environ 23 000 travailleurs et contribuent à hauteur d’environ 4,2 milliards de dollars au PIB du pays chaque année, selon Statistique Canada.
Pour Stelco Holdings et ArcelorMittal Dofasco, les plus grands producteurs d’acier du Canada, les mesures de sauvegarde ont fourni une marge de manœuvre dans des conditions de marché volatiles. Leurs résultats trimestriels ont montré des améliorations modestes depuis l’introduction des mesures, Stelco signalant une augmentation de 14% de l’EBITDA ajusté dans ses derniers états financiers.
Mais les plaignants à l’OMC soutiennent que le Canada n’a pas démontré que l’augmentation des importations a causé ou menacé de causer un préjudice grave aux producteurs nationaux – une exigence clé selon les règles de sauvegarde de l’OMC. Ils affirment en outre que la prolongation répétée par le Canada de ce qui devrait être des mesures d’urgence temporaires constitue un abus des recours commerciaux.
« Les mesures de sauvegarde ont été conçues comme une soupape de décompression pendant les urgences commerciales, pas comme des barrières semi-permanentes, » explique Marie Lavoie, économiste du commerce international à l’Université de Montréal. « Les prolongations répétées du Canada repoussent les limites de ce qui est permis dans le cadre de l’OMC. »
La Chine, qui représente environ 54% de la production mondiale d’acier, a été particulièrement vocale dans son opposition. Une déclaration du ministère chinois du Commerce a qualifié les mesures canadiennes de « protectionnisme déguisé en mesures de sauvegarde » et a averti de possibles actions de rétorsion si les tarifs restent en place.
Le différend se déroule dans un contexte de tensions économiques plus larges. Le secteur manufacturier canadien a du mal à faire face à la concurrence accrue des producteurs à faibles coûts, tout en subissant simultanément la pression de réduire les émissions de carbone de la production d’acier – un processus particulièrement énergivore.
« Ce que nous voyons est une collision entre les préoccupations manufacturières de l’ancien monde et les impératifs climatiques du nouveau monde, » déclare François Legault, directeur de recherche au Laboratoire de politique d’innovation de l’Université Laval. « Les sidérurgistes canadiens sont pris dans cet étau, et les tarifs offrent un soulagement temporaire mais pas de solutions à long terme. »
Le défi de l’OMC souligne également le dilemme auquel sont confrontées les puissances moyennes comme le Canada à une époque de nationalisme économique croissant. Alors que les États-Unis ont imposé des tarifs similaires sur l’acier en invoquant des préoccupations de sécurité nationale en vertu de la Section 232, le Canada a tenté d’encadrer ses mesures dans les dispositions de sauvegarde de l’OMC – une distinction qui fait maintenant l’objet d’un examen minutieux.
Pour les acheteurs canadiens d’acier – particulièrement dans les secteurs de la construction, de l’automobile et de l’énergie – les tarifs se sont traduits par des coûts d’intrants plus élevés à un moment où l’inflation comprime déjà les marges. L’Association canadienne de la construction estime que les mesures de sauvegarde sur l’acier ont ajouté entre 5 et 8% aux coûts de l’acier structurel pour les grands projets d’infrastructure.
« Nous voyons essentiellement les consommateurs et les fabricants en aval subventionner la protection des producteurs en amont, » note Jean-Marc Corbeil, économiste chez Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au Canada. « C’est le compromis que les décideurs politiques ont accepté. »
Le processus de règlement des différends de l’OMC prend généralement de 12 à 18 mois pour parvenir à une décision, bien que les mécanismes d’application aient été entravés depuis que les États-Unis ont bloqué les nominations à l’Organe d’appel de l’organisation en 2019. Cette réalité procédurale peut donner au Canada plus de temps pour naviguer dans ce défi.
Ottawa fait maintenant face à des choix difficiles. Il pourrait modifier les mesures de sauvegarde pour mieux s’aligner sur les obligations de l’OMC, les éliminer progressivement, ou les maintenir tout en se préparant à d’éventuelles représailles autorisées des pays plaignants si la décision va à l’encontre du Canada.
Pendant ce temps, les producteurs d’acier canadiens soutiennent que des réformes plus fondamentales sont nécessaires pour remédier à la surcapacité mondiale, particulièrement en ce qui concerne les subventions d’État et les pratiques non marchandes qui faussent la concurrence.
« Les tarifs sont un pansement sur une blessure plus profonde, » déclare Catherine Cobden, présidente de l’Association canadienne des producteurs d’acier. « Ce qui est vraiment nécessaire, c’est une action coordonnée sur la surcapacité et les fuites de carbone si nous voulons un commerce à la fois libre et équitable. »
Alors que le différend progresse dans le processus de l’OMC, il souligne une question plus large à laquelle sont confrontées les économies industrialisées : comment équilibrer la protection légitime des industries stratégiques avec les engagements envers le système commercial fondé sur des règles qui a sous-tendu la prospérité mondiale pendant des décennies.
Pour l’instant, les sidérurgistes canadiens dans des endroits comme Hamilton, Sault Ste. Marie et Contrecœur continueront à opérer sous la protection tarifaire – mais avec une incertitude croissante quant à la durée de cette protection et à quel coût diplomatique.